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La vigne..... Extrait de "Initiation" de Sédir
Deux mois auparavant, J'avais reçu d'une societe de publications scientifiques
la commande d'un assez gros travail sur un point de pathologie. J'avais expédié
mon manuscrit depuis quelques jours; et, en revenant de la rue du Château, je
trouvai dans mon courrier une lettre de l'éditeur m'annonçant le renvoi de mon
manuscrit sous un prétexte quelconque. Première désillusion.
J'eus heureusement des journées très remplies pour me distraire. Deux semaines
plus tard, passant place de l'Ecole de Médecine, j'aperçois un livre nouveau
traitant du même sujet que le mien.
Je le feuillette: c'était une copie de mon travail, sauf quelques modifications
insignifiantes. Ma désillusion devint une vraie, une candide indignation. Je
devais ce matin-là déjeuner avec Andréas.
Je n'eus donc point à délibérer s'il fallait d'abord dire son fait à mon éditeur
ou déposer une plainte. Je pris mon omnibus et arrivai un peu en retard au Lac
Saint-Fargeau.
Juillet commençait. Dans les faubourgs, tout ce petit monde agité des environs
de midi, ces buveurs aux terrasses, ces marchandes de quatre saisons pressées
par les agents, les papillotements des corsages clairs, des tentes, des murs
blancs, des devantures bariolées, les arpettes avec les cornets de frites, les
cris, les odeurs, les gestes, des mots drôles, des mots tragiques aussi, tout
cela me distrayait, m'intéressait et renouvelait ma sympathie pour le peuple et
mon admiration pour toute l'inépuisable et jaillissante force qu'il dépense sans
compter.
A peine eu-je serré la main d'Andréas et de Stella que, tout plein de mon
sujet, je leur racontai mes déboires. Mes hôtes riaient tout en remplissant mon
assiette et, pour toute consolation, Andréas me disait :
- Laissez donc cela. Votre éditeur vous a fait certainement l'honneur de ne pas
vous prendre pour un naïf ; par conséquent il a dû manoeuvrer avec prudence.
Relisez donc votre traité; vous ne l'avez pas lu, je suis sûr que vous ne
pourriez pas en dire les stipulations.
- C'est vrai, avouai-je, je l'ai mal lu.
- Eh bien ! Stella, puisqu'il avoue son ingénuité, donne-lui - donne-nous - un
peu de Tokay.
Et mes amis me choyaient à qui mieux mieux, comme si j'eusse ete leur fils. Je
me gourmandai. Etais-je sot, avec mes rancoeurs, d'augmenter encore le mal que
la fourberie d'un commerçant retors avait pu me faire? Et je chassai ma rancune,
ne voulant, plus goûter que le charme de l'heure.
Nous nous étions, pour le café, assis sous la tonnelle, lorsque l'on sonna à la
porte de la rue. La servante introduisit un homme dans la force de l'âge, qui
semblait être un commerçant. Mais, sous ce beau soleil, enveloppé dans un
pardessus, appuyé sur deux cannes, marchant avec peine, il montrait un visage
ravagé par la souffrance.
Andréas le fit asseoir et le pria d'expliquer le but de sa visite.
Un mois auparavant, sans cause, des douleurs l'avaient surpris, violentes,
irréductibles, parfois insupportables, surtout dans le dos. Elles commençaient
dès le matin jusqu'à la nuit, avec un arrêt de midi à deux heures, et quelques
petites suspensions de temps à autre. Il avait consulté tous les médecins, tous
les guérisseurs. Il n'était pas rhumatisant ni syphilitique; pas d'arthritisme,
pas de tares nerveuses; les parents parfaitement sains. Voilà ce que lui avaient
dit les docteurs, en ajoutant qu'ils ne comprenaient rien à sa maladie, et
qu'ils ne connaissaient rien pour le soulager.
Et cet homme, dont les traits respiraient la volonté, l'entêtement même, avouait
son désespoir et l'impossibilité où il se sentait d'endurer plus longtemps un
semblable martyre.
- Mes souffrances sont atroces, nous dît-il. Il me semble, tenez, maintenant,
pendant que je vous parle, que l'on me taillade le dos, que l'on me déchire les
muscles comme avec des peignes de fer, que je reçois des coups violents, que
l'on me pique, que l'on m'écartèle les vertèbres. - Et, de fait le pauvre homme
pouvait à peine articuler et se tordait sur son fauteuil en cherchant à échapper
à sa lancinante torture.
- Si je me connaissais un ennemi, si je croyais à ces choses-là, je
m'imaginerais que je suis envoûté, conclut-il. Monsieur, si vous ne pouvez rien
pour moi, je crois bien qu'une balle me délivrera de cet enfer.
- Il ne faut jamais désespérer, dit Andréas, même si on est attaché à la gueule
d'un canon chargé. Oui, ajouta-t-il tout en fumant, votre cas est curieux.
Etes-vous libre cet après-midi ?
- Eh ! oui, je suis libre, dit le malade. Croyez-vous que je puisse travailler
avec le supplice que j'endure ?
- Eh bien! si vous voulez, nous allons aller faire un tour à la campagne; ça
change les idées; n'est-ce pas, docteur? dit Andréas en se tournant vers moi.
- Certainement, répondis-je sans comprendre, mais soupçonnant que j'allais être
témoin de quelque chose d'extraordinaire.
- Aller à la campagne ? dit le malade. Pourquoi faire ? je ne suppose pas que
vous veuillez vous moquer de moi ? Et puis, après tout, ça m'est égal ; tout
m'est égal...
- Oui, conclut Andréas, comme répondant à la pensée de son interlocuteur ;
peut-être trouverons-nous une herbe.
On partit donc dans un fiacre pour la gare de Vincennes. Là, Andréas prit trois
billets doubles pour une lointaine petite station, où nous descendîmes après une
heure et demie de trajet. A l'auberge, Andréas sut vite dénicher une vieille
victoria; le fils de la maison monta sur le siège, et Andréas lui donna le nom
d'un cultivateur du voisinage. Il y avait encore bien une bonne lieue jusqu'à la
belle ferme à trois corps de bâtiments, dans la cour de laquelle nous
descendîmes, Andréas et moi, tandis que le malade restait dans la voiture.
Andréas demanda le maître à un petit valet, et nous fîmes, en attendant, les
cent pas, entre le poulailler et l'étable aux cochons, sous l'oeil vigilant de
deux chiens barbus.
- Ah! s'écria Andréas, je le savais bien! - Et son regard s'arrêta vers un puits
que creusaient des ouvriers dans un coin de cette cour. Il alla vers les
déblais, prit une poignée de terre et l'examina, la faisant couler entre au
doigts, la soupesant, et paraissant réfléchir.
Au bout de quelques minutes, arriva le fermier.
- Ah ! bonjour, monsieur Martineau. Vous ne me remettez ª pas, dit Andréas,
toujours attentif à parler à chacun son langage habituel.
- Ma foi, non, répondit le cultivateur, je cherche...
- Voyons, vous ne vous rappelez pas, quand vous étiez tout enfant, vers dix ans,
vous fûtes en vacances chez votre oncle de Bagnolet, et vous vous étiez cassé la
jambe en trois endroits ?
- Si, s'écria l'homme : si, eh ! mais c'était vous, le rhabilleur; vous m'avez
joliment bien arrangé ça. Oui, oui, c'était vous, J'étais bien petit, mais
j'avais remarqué vos yeux et votre pipe.
Et oui, c'est toujours moi, dit Andréas en souriant, mais ce n'est plus la même
pipe.
- Ah ! bien, ça me fait plaisir de vous revoir. Vous allez entrer un instant
vous rafraîchir; la patronne va venir; elle est en train de garnir les
râteliers.
Je suivis les deux hommes. On s'assit, on but, on bavarda; mais je pensais
toujours au malade qui geignait dehors dans la voiture.
Alors, dit tout à coup Andréas, vous forez un puits, à ce que je vois ?
- Oui, le vieux se tarit. Et puis, je vais vous, expliquer.
Et le fermier se lança dans de longs détails sur ses plans d'administration
domestique.
- Eh bien ! dit Andréas, après l'avoir écouté, je vais vous parler franchement;
cela me gêne que vous fassiez ce puits.
- Comment, ça vous gêne ? s'écria le fermier. Comment cela ? pourquoi ? je sais
ce que je vous dois; mais enfin, tout de même, c'est particulier ce que vous me
dites là.
- Oui, ça me gêne que ce puits soit juste là, insista Andréas, en regardant le
brave homme droit dans les yeux. Je venais justement pour vous demander de le
creuser ailleurs.
- Mais, dit le fermier, comme frappé d'une stupeur subite, comment êtes-vous
venu ici? comment avez-vous trouvé, ma ferme ? Il y a belle lurette que mon
oncle et ma tante sont morts; et mes parents ne sont pas du pays. Et comment
avez-vous su que je faisais un puits ?
- En me promenant, dit Andréas, tout doucement.
- Hum ! enfin. je vous dois beaucoup, je le reconnais, et puis, c'est votre
droit si vous ne voulez pas me raconter vos affaires.
- Ecoute, dit Andréas, sans que ce tutoiement subit étonnât son interlocuteur,
combien as-tu, dépensé déjà pour ce puits ? Je te rembourse et je t'indique
gratis un emplacement où l'eau est meilleure. Ici tu es sur une dérivation; mais
je vais te mettre sur la nappe. Et, tu sais, c'est une eau bonne à la santé.
- Ah ! vous maniez la baguette? J'aurais dû m'en douter, dit le paysan.
- Sauf que je n'ai pas de baguette. Allons, nous avons un train à prendre.
Voilà. Je vais te payer tout de suite tes débours. Toi, arrête les ouvriers,
fais creuser à l'endroit que je vais te désigner; et après-demain, si la sonde
ne t'a pas fourni un filet d'eau exquise, tu entends, exquise, tu peux garder
mon argent et continuer ton premier puits.
- Eh bien ! c'est dit, s'écria le paysan. Nous allons faire un bout d'écrit,
n'est-ce pas ?
- Parfaitement. Mais fais commencer à combler, tout de suite.
En rentrant dans la ferme, le malade que j'avais oublié nous cria de loin:
- Dites-moi, vous en avez encore pour longtemps ? je crains la fraîcheur, moi.
Nous allâmes le faire patienter. Et voilà que soudain, comme les puisatiers
lançaient dans le trou leurs premières pelletées, le visage de cet homme
changea. Il pâlit, ouvrit la bouche ; mais ce n'est qu'au bout de deux secondes
qu'il put dire, avec de l'effroi dans les yeux:
- Mes douleurs sont parties.
- Quand je vous disais, répliqua Andréas, que la campagne a du bon.
On termina vivement l'affaire. Andréas versa environ quinze louis au fermier
toujours méfiant et lui donna son adresse pour avoir des nouvelles de l'eau du
nouveau puits.
Et l'on repartit pour la gare au grand trot. Le retour fut un peu gêné. Moi, je
ne comprenais rien, le malade non plus; il répétait de temps à autre: je n'ai
plus mal ; je n'ai plus mal.
En nous séparant place de la Bastille, Andréas le prit à part une minute et
j'entendis l'homme qui d'un ton énergique répondait: je vous le promets,
monsieur, cela sera fait.
Une fois seuls tous les deux, je hasardai des questions.
- Quel rapport entre ces douleurs et ce puits ? Il y en a un ?
- Bien sûr, docteur, me répondit Andréas d'un air indifferent. Cette terre et le
dos de cet homme sont de la même famille.
Je compris qu'il ne voulait pas parler.
- Mais comment avez-vous su cela ?
- En me promenant.
- Comment avez-vous retrouvé ce paysan et tout enfin ?
- Mais en me promenant, te dis-je.
Décidément Andréas n'était pas d'humeur enseignante ce soir-là. Il s'en excusa
d'ailleurs avec sa bonne grâce affable et charmante avant de me quitter. Il
avait, disait-il, des choses compliquées qui le préoccupaient en ce moment ;
mais je ne sus rien de plus. Il paraissait fort pressé d'être de nouveau seul.
Sédir
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