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La très Sainte JEANNE D'ARC L'immense douleur de tout son pays roule sur elle : depuis cinquante ans, moissons saccagées, villages brûlés, hommes d'armes dévastateurs, braves gens au désespoir, opprobres de l'étranger, tout cela pèse sur le coeur de l'enfant, le martyrise et l'affole. Ses compagnes blâment sa solitude, les garçons se moquent d'elle, ses parents veulent la marier, le curé de Vaucouleurs l'exorcise. Elle entre dans les ténèbres mystiques dont les feux glacés achèvent la trempe des êtres d'exception. Elle souffre comme dans un enfer, car aucun de ceux qu'elle aime n'est avec elle. Leurs personnes sont là, mais leurs esprits vaguent si loin ; ils ne s'occupent pas des calamités, eux, tant qu'ils ne sont pas atteints ; tout ce que les rouliers, les voyageurs, les moines racontent, ils n'y peuvent rien, disent-ils ; ça ne les regarde pas. Jeanne est seule, avec ses moutons, avec ses éblouissants visiteurs inexorables, car tout ce déluge de misères la regarde, elle, l'impuissante bergère. Et voici qu'une seconde ténèbre la dévaste. Il y a des gens de bien, pense-t-elle, dans tous ces bons Français qui souffrent ; dans tout ce peuple dont elle dira plus tard qu'au siège d'Orléans " elle n'a jamais pu voir sang de Français sans que ses cheveux ne se lèvent ". Il y a des braves gens qui font bien leur ouvrage et bien leur prière, et la catastrophe continue ; alors, cela ne sert donc à rien, toutes ces douleurs, depuis le temps qu'elles durent ? Elles sont inutiles, elles se perdent ? Dieu ne les voit pas ? Dieu abandonne tout ce beau pays ? Le redoutable problème des guerres et des calamités qui, d'âge en âge, renaissent des cendres qu'elles ont faites se pose ici, donnant à Dieu un visage implacable ; mais à tort. En effet, si nous voyons bien ce que ces catastrophes nous infligent, nous ne voyons pas ce qui adviendrait si elles ne se produisaient plus. D'autre part, les êtres dont l'existence coule tout unie, les peuples qui vivent dans la paix pastorale, que font-ils, dès que le bonheur devient monotone, sinon d'en sortir en s'entre-déchirant ? Les hommes heureux ne s'endorment-ils pas dans le nonchaloir ? Rien de beau naît-il sans lutte et sans souffrance ? Quand le voisin ne nous attaque pas, ne nous hâtons-nous pas de l'attaquer ? La paix sociale n'exaspère-t-elle pas les convoitises individuelles ? Dans les petites villes, dans les petits clans confortables, la médisance, la calomnie, les intrigues ne fleurissent-elles pas comme les mauvaises herbes dans un champ en jachère ? Non, ni les hommes, ni les peuples ne savent jouir de la paix, sinon pour s'endormir dans l'inertie ou pour inventer des discordes plus perverses. C'est notre folie qui rend la guerre possible. Telles étaient les lourdes pensées déferlant en tempête sur le coeur ingénu de l'héroïne française. Or ses Voix ne lui expliquent rien ; elles la laissent se débattre dans sa noire incertitude ; elles lui répètent seulement d'aller trouver le Roi et de chasser les Anglais ; et Jeanne se lamente en silence, et tremble et se désespère ; et elle ne peut rien dire à personne. Et cette agonie dure cinq ans. Contemplons ici l'exemple que nous donnent les ambassadeurs de l'Éternité. Leur Maître porte tout le long des siècles le total complet de tout ce que peut souffrir le genre humain, de tout ce que nos révoltes peuvent faire souffrir à Dieu, de tout ce que l'antique ennemi peut faire souffrir à l'un et à l'autre. Chaque héraut de l'Absolu passe par une nuit dans le Jardin des Oliviers, dont l'horreur se proportionne à ses forces et au caractère de sa mission. Toutes les larmes de la patrie sont tombées sur le coeur de Jeanne d'Arc, toutes ses blessures l'ont blessée, tous ses désespoirs l'ont ravagée. Ce que le Christ a mis quelques heures à subir pour la chrétienté future, la petite bergère l'a eu pendant presque cinq ans pour sa patrie, ou plutôt pour sa race. Quoique l'initiation christique se proportionne toujours à la force du sujet qui la reçoit, ceux qui en ont expérimenté la rigueur, se souvenant de leurs angoisses, admireront en toute justice la constance des grands missionnés. Pour les êtres d'un lignage céleste, les nécessités de la vie matérielle et ses souffrances importent peu. Louis de Contes affirme qu'un morceau de pain suffisait à Jeanne d'Arc ; le Bourgeois de Paris relate que les oiseaux et les animaux des champs venaient manger dans sa main ; et nous savons comment, malgré la cour et les prélats, le peuple se rangea d'instinct sous son étendard. Tel est l'attrait puissant de la Lumière : la Vie parle à la vie. Mais la Lumière aussi trouble les Ténèbres et les fait bouillonner ; jamais elles ne se soumettent à sa douce influence ; elles veulent la domination, et c'est elles qui ont inspiré cette maxime à double sens que " la fin justifie les moyens ". Quand la force leur manque, elles emploient la ruse ; tous les missionnés sont donc le plus en butte aux traîtrises, Jeanne d'Arc davantage peut-être qu'aucun autre ; elle avait bien le droit de dire à ses partisans : " Je ne crains que la trahison ". Aussi attaque-t-elle d'abord la trahison du duc de Bourgogne au profit de l'Angleterre. Immédiatement suspectée par la Trémouille et les gens de guerre, puis par les gens d'église, desservie par l'inconcevable faiblesse du roi Charles VII, c'est Yolande d'Aragon qui oblige celui-ci à la recevoir à Chinon : entrevue dont ce prince sort, dit Alain Chartier, " comme s'il venait d'être visité par le Saint-Esprit ". A Poitiers, les théologiens lui tendent des pièges : " Beau spectacle, s'écrie le même chroniqueur, que de la voir disputer, femme contre les hommes, ignorante contre les doctes, seule contre tant d'adversaires ". Journellement, le roi et ses favoris contrecarrent ses desseins. Ce fut une sournoise mesure de Charles VII qui fit échouer sa tentative sur Paris. Écoeurée, elle déposa son armure dans la basilique de Saint-Denis et voulut retourner à son village. Ses Voix lui ordonnèrent de rester. La cour trouva un berger visionnaire des Cévennes pour l'opposer à Jeanne ; mais sa capture rendit inutile cette fourberie. Les 1O.OOO livres d'or que Jean de Luxembourg reçut des Anglais pour le prix de l'héroïque bergère provenaient d'un impôt levé sur la Normandie. C'est avec de l'argent français que fut payé le plus pur du sang français. Ses juges n'osèrent pas la condamner comme adversaire de ceux qui les avaient achetés; ils surent salir devant le peuple la loyale patriote en inventant des accusations d'hérésie et de sorcellerie. Le 24 mai 1431, ces hommes iniques lui firent signer un parchemin - à elle qui ne savait ni lire ni écrire - moyennant quoi ils lui assuraient la vie sauve et le séjour dans une maison religieuse où elle pourrait communier. Cette feuille, au dire des témoins oculaires, contenait six ou sept lignes d'une grosse écriture; or le document présenté plus tard comme « l'acte d'abjuration » de Jeanne comprend quarante-cinq lignes très serrées d'une très fine écriture. De plus, les mêmes témoins nous révèlent que, dans le document primitif, ces hommes d'église et de loi, qui avaient été payés pour condamner leur prisonnière à mort, lui faisaient dire qu' « elle s'en remettait à leur conscience ». Autre chose. Après avoir été excommuniée, elle aurait dû être jugée par le bailli, juge séculier. Mais celui-ci ordonna simplement au bourreau : « Fais ton affaire ». De sorte que Jeanne fut brûlée sans qu'une sentence de mort ait été rendue contre elle. Dix-neuf ans après sa mort, en 1450, à la suite de la soumission de la ville de Rouen, le roi projeta une révision du procès, non pas à cause d'elle, mais pour établir qu'il n'avait pas dû son sacre à une hérétique. Le pape Nicolas V refusa, de peur d'indisposer l'Angleterre; la famille d'Arc intervint; mais ce ne fut que le 7 juillet 1456 que l'archevêque de Reims, autorisé par le pape Calixte III, proclama la réhabilitation de la bonne Lorraine. dans le palais épiscopal de cette même ville de Rouen, où « elle avait été à la peine » la plus injuste. |