Sedir Initiations, l’aviation (à ses débuts), Andréas, maître Philippe de Lyon
L’AVIATION
On causait un soir, chez Andréas, du progrès extraordinaire que la science de l’aviation accomplissait alors, et tout le monde faisait chorus pour admirer la hardiesse, l’ingéniosité, l’adresse des hommes volants. Notre hôte ne semblait pas partager notre enthousiasme, et quelqu’un lui en fit la remarque.
– Mais si, protesta-t-il, je trouve tout cela fort beau. Et puis, pendant ce temps-là, l’opinion publique est distraite; on se soucie moins des choses indispensables mais ennuyeuses.
L’un de nous parla du développement de la civilisation, de la défense nationale, de la culture de l’énergie, de l’esprit d’entreprise nécessaire à un peuple pour se maintenir à son rang.
– Eh ! oui, répondit Andréas , ce sont là des vues fort justes; mais se réaliseront-elles ? Toutes les inventions tourneront-elles au bonheur de l’humanité ? Vous savez bien que, pour les nations comme pour les individus, une seule chose est nécessaire: l’aide du prochain. Et puis, ces aviateurs sont hardis, sans doute ; mais, s’ils n’avaient point reçu d’aide, malgré toute leur persévérance, leur science, leur désintéressement, leur courage, ils n’auraient pas réussi comme ils l’ont fait. L’homme ne s’imagine jamais combien, dans tout ce qu’il entreprend, il reçoit de secours.
– Eh bien! si le Ciel a aidé l’aviation, ce ne peut être qu’une découverte excellente en tous points ?
– Le Ciel? dit Andréas, en hochant la tête , oui et non. Rien n’a lieu, évidemment, sans la permission du Ciel. Mais il laisse faire bien des choses qui ne sont, en dernière analyse, que des caprices, des curiosités, ou des cupidités. Tous les gens qui mettent trop de beurre dans leur soupe, le Ciel ne s’y oppose pas ; mais il ne le leur a pas ordonné, puisqu’il commande le contraire.
– Mais alors, rétorqua un jeune stagiaire, si un peuple ne va pas de l’avant, les autres le dépassent, l’oppriment et finalement le conquièrent ?
– Oui, répondit Andréas avec un sourire, c’est, juste; mais je ne dis pas qu’un peuple doive somnoler dans une paisible indolence; la Nature ne le permet pas, d’ailleurs. Voyez ce qui est arrivé aux Boers…
– Alors, les Anglais eurent raison? interrompit vivement un vieil employé.
– Eh ! non, je ne dis pas cela. Les Boers avaient tort de ne pas secouer la torpeur de leur existence patriarcale, mais l’Europe a eu le tort plus grand de ne rien faire pour leur défense.
– Que faut-il donc qu’un peuple fasse ? demanda le stagiaire.
– La même chose que l’individu. Il faut qu’il travaille, qu’il s’intéresse à tout, qu’il’se tienne à son rang, ou s’y maintienne, et qu’il ne craigne pas de se déranger et de dépenser de l’argent pour aider, à l’occasion, d’autres peuples en retard.
– La France n’a-t-elle pas fait cela ?
– Oui, souvent. Ce n’est pas sans raison, ajouta Andréas avec une certaine gravité, que la France est l’aînée des nations. et je ne suis pas chauvin en disant cela.
– Oh ! dit le stagiaire qui avait un peu voyagé, c’est nous les moins chauvins. Il faut entendre ce que les Américains, les Anglais ou les Allemands pensent de leur pays, pour s’apercevoir que nous sommes modestes…
Andréas fit un geste évasif qui arrêta le jeune avocat, mais il se tut. Alors, je demandai à mon tour:
– Eh bien ! et l’aviation ?
– Qu’est-ce que tu veux savoir ? interrogea notre maître.
– Dites-nous quelques petites choses.
Andréas parut faire quelques efforts de mémoire, tandis que son regard prenait une expression abstraite. Puis, s’étant assis, il nous parla de la sorte :
Tout vient à l’homme par des clichés, soit que leur chemin les mène ici-bas, soit que le désir humain les attire; mais bien peu parmi nous sont assez forts pour détourner un cliché de sa marche. Les clichés constituent tout un monde universel; ils sont l’ensemble des desseins de Dieu, des travaux qu’il a préparés pour nous et pour toutes les créatures. Il y a des clichés cosmiques ; la création est le plus grand des clichés ; des clichés planétaires, continentaux, raciaux, nationaux, individuels; il y en a de météorologiques, d’astronomiques, de religieux, de scientifiques, de politiques. Une maladie, un mariage, une catastrophe, un livre, une infortune. une naissance, une mort sont des clichés. Une bataille, un assassinat, une éruption volcanique, un gros lot, l’algèbre, un beau discours, cette réunion ce soir ici, ce sont des clichés. Des objets même, un canon, un navire, la cathédrale, des institutions politiques, un tribunal, une loi, une ville, une montagne, un appareil, l’automobile sont des clichés. Un aéroplane est aussi la matérialisation d’un cliché.
– Cela, c’est de l’illuminisme néo-platonicien, dit le docteur ès-lettres.
– Vous croyez, monsieur, que Plotin, Porphyre et les autres ont aussi inventé quelque chose de toutes pièces, qu’ils n’ont pas fait que reproduire des entités intellectuelles ? – Et, sans attendre la réponse, Andréas continua en agitant la main avec vivacité :
– Non, voyez-vous, l’homme n’est jamais qu’un copiste plus ou moins habile et ingénieux , le cerveau n’est qu’un appareil photographique plus ou moins sensible.
– Que faites-vous donc de la volonté ? répliqua l’universitaire.
– Elle ouvre ou ferme l’obturateur, répartit Andréas. Mais, ajouta-il avec une sorte de salut, il y a des exceptions; les gens très forts, très intelligents peuvent faire beaucoup par la volonté; tandis que nous autres, le commun, nous sommes conduits un peu en troupeau. C’est toujours du cas ordinaire que je parle. Eh bien ! donc, soit que l’homme, avide de trouver du nouveau ou de gagner de l’argent ou de se rendre la vie plus commode, ou pour tout autre motif, soit qu’il cherche de son propre mouvement, soit que la volonté de Dieu ou la marche naturelle des circonstances le place sur la route d’un cliché, les mêmes phénomènes vont se produire. S’il refuse le cliché, celui-ci s’éloigne, puis revient, si l’homme refuse une seconde fois. le cliché revient une troisième; et si l’homme refuse encore, il s’en va définitivement. Toutefois, si l’homme n’accepte qu’à la seconde offre, il aura plus de peine dans son travail que s’il avait accueilli tout de suite le cliché; et s’il n’accepte qu’à la troisième, l’invention lui coûtera bien des peines. Ce que j’appelle ici l’homme est autre chose que l’entité dont s’occupe la psychologie; j’entends parler de l’esprit de l’homme, du moi véritable, de ce qui est plus haut que la conscience.
Si le moi s’intéresse au cliché, celui-ci s’arrête. Ces deux êtres restent en présence un temps plus ou moins long ; ils se pénètrent réciproquement; l’esprit humain magnétise pour ainsi dire le cliché et en construit une image vitalisée avec plus ou moins de force. Lorsque ce travail d’assimilation spirituelle, de digestion a pris fin, le cliché modifié s’en va et continue sa route. Alors l’image monte jusqu’au-dessus du cerveau, du mental, veux-je dire; et, lorsque ce dernier l’aperçoit, naît tout à coup dans la tête de l’homme une idée. Il ne sait pas d’où cela lui vient; ou il croit que c’est le résultat de son intelligence, de ses recherches ; mais cela ne fait rien; la Nature n’a pas le sens de la propriété ni l’amour-propre d’auteur. Une fois la première intuition perçue par la conscience, ce que l’on nomme d’ordinaire la volonté peut s’attacher à cette lueur ou la négliger. Dans ce dernier cas, l’image flotte quelque temps autour de l’homme et, si celui-ci ne s’en occupe décidément pas, elle part, et il se peut qu’un cerveau plus hospitalier, plus ouvert ou plus curieux, l’accueille. Si la volonté accepte l’intuition, là commencent les inquiétudes,les travaux, les déboires de l’inventeur, mais le succès final lui fait tout oublier.
– Je ne demande pas mieux que de vous croire, dit le philosophe, après un moment de silence, bien que tout cela ressemble fort à des légendes mythologiques; mais comment cette image mystérieuse de l’inconscient passe-t-elle dans le conscient ?
– Je vous expliquerai cela, répondit Andréas, dès que vous m’aurez d’abord montré avec des paroles ou des lettres comment le zéro devient un, comment la sensation physique produit la perception, l’idée. Nous sommes parqués, voyez- vous, dans un enclos, mieux encore, entre quatre murailles. Etudier les géométries à n dimensions, c’est une ruse, ce n’est pas une solution. L’instinct, l’intuition perçoivent le non-moi par une sorte de contact, de mise en présence. Mais cela ne suffit pas à l’intelligence; elle veut se rendre compte. Alors elle dissèque, elle taille, elle prend des notes, elle distille des abstractions. Quand elle est saine, elle arrive à une idée juste , mais elle ne l’est pas souvent, alors le système scientifique ne répond plus à la réalité.
– Ainsi, j’ai bien raison de ne pas étudier, déclara un jeune homme robuste et aux traits énergiques, qui s’était tenu coi jusque-là.
– Non, tu as tort, lui répondit Andréas. Il faut, au contraire, étudier et faire agir la raison; pourquoi le bon Dieu nous l’aurait-il donnée ? Mais il faut se souvenir en même temps qu’on ne sait rien. Réfléchir, déduire, aligner des calculs, faire des épures, des équations, tout cela, ce sont des actes utiles. Seulement, il faut les laisser à leur place. Celui qui a, par exemple, envie de construire un aéroplane, l’idée fondamentale lui vient de la visite du cliché, et son désir, il s’efforce de le réaliser avec la connaissance qu’il possède des lois du monde physique. Construire une bicyclette exige des notions d’arithmétique, de géométrie et de mécanique; mais monter à bicyclette, c’est un instinct. Ceux qui ont le sens de l’équilibre apprennent bien plus vite, ils ne font pourtant pas de calculs sur le déplacement du centre de gravité. Ils raisonnent très Peu; c’est l’expérience, le tâtonnement qui leur sert. De même pour l’automobile, la natation, la simple marche. On ne nous a pas fait d’épures quand on a voulu nous apprendre à nous tenir debout, lorsque nous étions petits. Convenez donc que le travail de l’intellect est toujours subordonné à une perception instinctive ou intuitive.
– Mais cette perception, à son tour, de quoi dépend-elle ? Du cliché ? Et le cliché, quelles sont ses dirigeantes ? demanda coup sur coup le jeune homme.
– Le cliché est un être vivant, répondit Andréas. Ainsi des faucheurs sont un cliché de mort ‘pour les épis qu’ils moissonnent. Ils ont leur existence propre, leur destin personnel. Pour rester sur le chapitre des découvertes, tous les appareils que l’homme a inventés sont des analogies de métal et de bois avec tels organes ou groupes d’organes de la vie animale. Le coeur est une pompe aspirante et foulante; le système nerveux est un télégraphe, et ainsi de suite. Il se produit même ceci, d’un déluge à l’autre, sur terre, c’est que les tensions psychiques deviennent, de trente à soixante siècles plus tard, un appareil et que, bien plus tard, cet appareil objectif devient à son tour un organe physiologique. Par exemple, au cours de la dernière’ année platonique, les Atlantes s’occupaient beaucoup de transmission de pensée. Leurs efforts ont fini par appeler dans l’atmosphère fluidique terrestre les forces qui ont permis li télégraphie sans fil; et, peut-être, après un ou deux déluges, y aura-t-il des hommes naturellement pourvus d’un sens télépathique.
Quelle imagination! s’écria le philosophe, à mi-voix.
N’est-ce pas ? monsieur, lui dit Andréas avec un sourire gai. La volonté d’une masse d’hommes, tendue pendant longtemps, attire ce qui lui plaît, elle vit, elle évoque de la vie. Ce qui transmet la pensée, pour rester dans le même exemple, ce n’est pas des fluides, c’est, au fond, des êtres. Il est venu, il y a un peu plus de cent cinquante ans, une planète, près de nous, où habitent des animaux à beaucoup de pattes avec des yeux saillants et une carapace, comme de gigantesques coléoptères, ce sont eux qui constituent le cliché de l’automobile. Depuis une cinquantaine d’années – se trouvent, dans une région inexplorée du globe, quelques couples d’êtres ailés, c’est eux qui, sans le vouloir, par leur seule présence, ont, aidé à résoudre le problème du plus lourd que l’air .
– S’il en est ainsi, demanda l’ajusteur, les yeux brillants d’intérêt, ne peut-on pas appeler ces créatures plus près de nous, augmenter leur nombre, faire quelque chose pour les utiliser ?
– Cela, non, dit Andréas, on le peut, mais il ne faut pas le faire. Quand je dis : on le peut, un homme très fort et très hardi le pourrait; mais je ne connais personne capable de mener à bien cette entreprise. Vous avez dû comprendre, si j’ai été clair, que le monde des clichés est la clef de la vie universelle. Le Père ne la confie qu’à ceux qui sont assez sages pour ne pas s’en servir mal à propos ; et il faut terriblement souffrir, croyez-moi, pour apprendre cette sagesse. Il faut s’être sacrifié, avoir pardonné, avoir travaillé pendant des siècles et des siècles. Nous recevrons tous un jour cette clef, je vous le promets, mais mettons-nous tout de suite à l’oeuvre. N’est~ce pas votre avis ? ajouta-t-il en s’adressant à tous.
Puis, se tournant vers le docteur ès-lettres:
– Vous voyez, monsieur, qu’en fin de compte toutes ces imaginations aboutissent à la simple et commune morale.
– Oui, conclut le vieil employé, au travail ! Cependant. il me semble que du contact d’un cliché avec l’esprit humain, le cliché doit sortir autre qu’il était venu ?
– C’est exact, répondit Andréas; nous avons une influence sur les clichés, influence Inconsciente, mais réelle. Aidez seulement votre prochain, et vous ferez votre devoir dans tous les cas imaginables.