PARADIS ARTIFICIELS, que sont les drogues et autres substances qui font de nous des drogué(e)s
Beaucoup d’auteurs ont parlé des excitants orientaux et la plupart se sont prononcés contre leur emploi. Il y a deux sortes de fumeurs d’opium: les amateurs de sensations rares et les amateurs de sciences secrètes.
Notre Occident ne connaît que les premiers; les seconds ne se trouvent qu’aux Indes et en Extrême-Orient. Aux premiers, on a fait beaucoup de morale. Cependant je voudrais dire à tous les deux ce que je n’ai vu écrit nulle part.
Quel est le plaisir que recherchent les fumeurs d’opium? Oublier la vie, l’effort, les soucis, l’ignorance, le désir d’aller plus loin: se trouver bien comme on est, c’est la destruction de l’effort, la négation du progrès.
L’accoutumance physiologique aux excitants conduit à un empoisonnement véritable: perte de l’énergie, même physique, et perte de la volonté.
L’ivresse des paradis artificiels est recherchée par l’homme que la platitude de l’effort quotidien fatigue ou décourage. Mais, en s’efforçant d’éviter l’ennui, quel qu’il soit, il oublie:
1 que c’est nous-mêmes qui avons soit choisi, soit déterminé par nos fautes antérieures notre destinée actuelle et que, par conséquent, notre refus d’avancer par l’épreuve n’est pas raisonnable; que nous devons commencer par faire à fond, de toutes nos forces, de notre mieux, notre devoir quotidien, les actes que la vie de tous les jours sollicite de nous.
Cela demande déjà un travail et une surveillance continuels. D’ailleurs, on a mis en chacun de nous tout ce dont il a besoin pour mener son travail à bien. Si nous désirons la science, le Ciel nous la donnera dès que nous lui obéirons de tout notre coeur.
Quant au reste, n’essayons pas d’acquérir des lumières ou des pouvoirs immérités; mais allons vers celui qui nous est antipathique, sourions aux épreuves, aux ennuis, aux difficultés, aux fatigues, ayons de la sympathie pour toute chose.
Voici les arguments qu’on peut présenter à ceux qui ne cherchent dans l’opium que le soulagement, l’oubli ou le plaisir rare. Mais il en est d’autres, surtout en Orient, qui demandent autre chose à cet excitant. Ils veulent conquérir la sérénité, l’immutabilité, l’impassibilité.
Avant d’y arriver, il faut passer par de nombreux royaumes invisibles, enchanteurs ou infernaux, aux charmes ou aux pièges desquels il faut échapper. Ces travaux-là, disent-ils, développent certaines facultés spirituelles, et l’opium est le ferment qui en fait germer le terreau.
Première et capitale erreur: tout se paie dans la Nature. Quand un homme veut se rendre fort, il s’astreint pendant des années à un travail incessant sur le plan visible et il faut faire de même dans l’invisible.
A plus forte raison quand on veut acquérir des pouvoirs, ou des lumières, ou une science inconnue, doit-on fournir beaucoup de travail et non pas parce qu’on nous les refuse pour nous taquiner, mais parce qu’une science vivante ou un pouvoir réel sont des forces actives, formidables, qu’on ne saurait confier sans danger à des apprentis.
Nous voyons nos facultés psychiques se développer comme des plantes. Il leur faut être semées dans un terrain propice et pour croître, porter des fleurs, puis des fruits, il leur faut le temps.
Si l’on active anormalement leur croissance, comme les plantes de la serre, elles donneront des fruits délicats et morbides.
Si les facultés acquises par suite d’entraînements volontaires ou mentaux sont ainsi sujettes à disparaître dès que le corps sera livré à la mort, à plus forte raison les facultés développées dans l’exaltation d’un excitant tel que l’opium ne dureront pas plus d’une existence.
Dès lors, à quoi bon perdre son temps à des pratiques aussi minutieuses et si peu profitables? Examinons en effet la position d’un fumeur d’opium préoccupé de son avancement intellectuel et doué d’une volonté forte, d’un jugement sain, habitué à l’examen mental, capable d’une attention profonde et constante.
Puisqu’il se sert d’un excitant, il va entrer dans une région inconnue pour lui jusqu’alors, mais comment va-t-il en discerner les lois, les dangers, les fruits sains ou les vénéneux?
Sa volonté restera-t-elle encore toute puissante, son cerveau lucide, ses sens calmes, son interne bien clair? Rien n’est moins certain.
Et puis, si tous les dangers peuvent etre conjurés, il y a d’autres chaînes que l’homme mortel ne peut pas rompre.
Supposons, comme exemple, un jeune homme placé dans une école d’Arts et Métiers; on le met d’abord dans un atelier élémentaire; là, il peut apprendre plus ou moins bien, et inventer de petites combinaisons pour faire son travail avec moins de fatigue; l’opium est une de ces inventions, mais s’il veut devenir ingénieur et passer dans un plan plus élevé, il faudra qu’il retourne s’asseoir sur les bancs de l’école.
En outre, chacun de nous appartient à une tribu spirituelle. Il peut y devenir le premier, mais pour passer dans une autre plus élevée, il faut une purification radicale, il faut arriver à supprimer les causes qui nous ont amené dans la première tribu en épuisant leurs conséquences.
Voilà le paiement auquel nous sommes astreints et ce paiement ne peut être fait que par le coeur spirituel qui l’effectuera par la purification morale. Et cette seule et unique purification donne à l’âme une lumière qui lui reste acquise par delà le torrent des générations.
Si vous voulez aller de Paris à Brest, disent les Orientaux, il est bien plus simple de prendre le train que de faire la route à pied. Oui, mais à condition qu’on ait de quoi payer sa place.
Et puis, pourquoi aller ailleurs que là où le Ciel nous a fait naître? C’est là qu’est notre devoir. De plus, on nous a donné des muscles, des facultés physiques et psychiques, des passions, des opinions préconçues
Ce n’est pas en éteignant ces pouvoirs, si l’on peut parler ainsi, que nous nous améliorons, c’est en combattant les mauvais et en cultivant les bons, Or, l’opium annule toute activité physique et morale, toute passionnalité, tout désir de science, même.
Il conduit à l’apathie toutes nos énergies, toutes nos cellules qui, passant à leur tour dans le cerveau, y incrustent l’habitude de la somnolence en attendant que, transportées dans l’invisible, elles y bâtissent le palais morne et mort que les cérébraux appellent le temple de la délivrance.
A ceux qui se sentent attirés par les mystères, le Ciel n’interdit pas toute recherche, mais il ne faut rien entreprendre avec des moyens illicites.
L’invisible est entièrement mêlé à notre vie quotidienne et nous y donne à chaque instant assez de preuves de son existence pour nous fournir de nombreux sujets d’études.
Nos rêves, par exemple, peuvent nous fournir souvent des thèmes de réflexions, de comparaisons, d’enseignements même.
La Nature, l’Univers nous offrent naturellement, simplement, spontanément des moyens de travailler et nous ne nous engageons dans de mauvaises routes que quand nous voulons en faire uniquement à notre tête. On peut le vérifier chaque jour.
Concluons en disant que l’orgueil est la perdition de l’homme, et qu’il est inutile de lui fournir des éléments artificiels quand notre moi lui en fournit déjà tant de naturels.
Nous ne pouvons arriver à rien de stable les uns sans les autres, et mieux vaut avancer d’un pas avec toute l’humanité plutôt que de faire un kilomètre dans la forêt vierge où notre trace est bien vite effacée: ce qui réduit à néant notre courage et nos efforts présomptueux.
Y. Le Loup Sédir